Confinés à être libres

En cette période de confinement, la distinction “vie pro/vie perso” est-elle encore tenable, si toutefois elle l’a jamais été ?

Tableurs Excel avec aspirateur en bruit de fond, conf call entre deux leçons de conjugaison, réunions en caleçons, la distinction “vie pro/vie perso” est-elle encore tenable si toutefois elle l’a jamais été ?

Lorsque tout va bien des deux côtés, l’interdépendance se fait silencieuse, mais il suffit d’une modification pour saisir à quel point ces deux mondes restent étroitement liés. Une maladie et la perception du travail est différente. Un changement de salaire ou un déménagement d’entreprise et la vie personnelle change.

Les sphères se télescopent

La période de confinement nous impose de manière plus frappante encore ce télescopage des sphères, au point de confondre nos rôles et brouiller nos identités. Les parents se retrouvent précepteurs, les enseignants téléconseillers, les enfants élèves à la maison. Les identités se fondent au point de ne plus adhérer parfaitement aux rôles habituels.

Cette impossible adhésion, que l’on pourrait penser conjoncturelle, nous met face à une vérité plus existentielle. Le propre d’une conscience, contrairement à un objet, est de ne jamais coïncider totalement avec elle-même.

Alors qu’une chose désigne le plein par excellence, nous avons, nous humains, comme un vide au cœur de la conscience, un “néant” si j’emprunte le vocabulaire sartrien, un espace entre ce que nous sommes et ce que nous jouons à être.

Les rôles ne tiennent plus

Sartre prend l’exemple d’un garçon de café : “Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule […]. Toute sa conduite nous semble un jeu […]. Il joue, il s’amuse. Mais à quoi joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café.”

Ce garçon de café n’est pas une exception. Le rêve de toute conscience est de se donner la consistance indubitable d’une chose pour abolir l’angoisse du vide.

Mais aussi investis que nous soyons dans nos rôles, nous ne sommes jamais entièrement nos personnages, car nous jouons et nous nous voyons jouer, nous sommes d’emblée deux et irréductibles à celui des deux qui joue. Le serveur “se la joue” garçon de café, comme d’autres jouent à la femme au foyer parfaite, au policier irréprochable, à l’employé modèle, pour se consoler du sentiment de sa propre vacuité.

Le nier revient à faire preuve de “mauvaise foi”, explique Sartre, ce mensonge à soi-même consistant à occulter notre dualité permanente. En cette période de confinement, les rôles ne tiennent plus, la mauvaise foi n’est donc plus possible.

Le confinement manifeste notre liberté

C’est le temps de l’audience avec soi-même, avec la non coïncidence intrinsèque de notre être. Loin d’être un défaut, cette inadéquation n’est pas une limite mais un potentiel, une liberté : la liberté de ne pas se définir à partir d’un modèle préétabli, la liberté de ne pas se réifier dans une identité aussi rassurante que fallacieuse, la liberté de ne plus se laisser réduire à une identification factice. Le confinement manifeste notre liberté.


Julia de Funès – Read more on courriercadres.com


 

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